Frère d’âme (2018)
David Diop
Summary: Frère d’âme, translated into English by Anna Moschovakis as At Night All Blood Is Black, is a dazzlingly gruesome novel of trench warfare told from the perspective of a tirailleurs sénégalais.1 The tirailleurs were West African soldiers conscripted into fighting for the French during both World Wars, although the military unit, what Louis Faidherbe called “une force noire”, of colonized African soldiers was created much earlier, in 1853. In Frère d’âme, a young tirailleur from Northern Senegal named Alfa Ndiaye is haunted by the death of his “soul brother,” Mademba Diop, who was brutally disemboweled by a blue-eyed German soldier. Vowing vengeance, Alfa goes out each night in search of a soldier to demobilize and kill.
III. (fr)
Quand je sors du ventre de la terre, je suis inhumain par choix, je deviens humain un tout petit peu. Non pas parce que le capitaine me l’a commandé, mais parce que je l’ai pensé et voulu. Quand je jaillis hurlant de la matrice de la terre, je n’ai pas l’intention de tuer beaucoup d’ennemis d’en face, mais d’en tuer un seul, à ma manière, tranquillement, posément, lentement. Quand je sors de terre, mon fusil dans la main gauche et mon coupe-coupe dans la main droite, je ne m’occupe pas beaucoup de mes camarades. Je ne les connais plus. Ils tombent autour de moi, face contre terre, un à un, et moi je cours, je tire et je me jette à plat ventre. Je cours, je tire et je rampe sous les barbelés. Peut-être qu’à force de tirer j’ai tué un ennemi par hasard, sans vraiment le vouloir. Peut-être. Mais ce que je veux, moi, c’est le corps-à-corps. C’est pour ça que je cours, je tire, je me jette à plat ventre et je rampe pour arriver au plus près de l’ennemi d’en face. En vue de leur tranchée, je ne fais plus que ramper, puis, peu à peu, je ne bouge presque plus. Je fais le mort. J’attends tranquillement pour en attraper un. J’attends qu’il en sorte un de son trou. J’attend la trêve du soir, le relâchement, la fin des tirs.
Il en sort toujours un du trou d’obus où il s’est réfugié pour retourner à sa tranchée, vers le soir, quand plus personne ne tire. Alors, avec mon coupe-coupe, je lui coupe le jarret. C’est facile, il croit que je suis mort. L’ennemi d’en face ne me voit pas, cadavre parmi les cadavres. Pour lui, je reviens d’entre les morts pour le tuer. Alors l’ennemi d’en face a si peur qu’il ne crie pas quand je lui tranche le jarret. Il s’écroule, c’est tout. Alors je le désarme, puis je le bâillonne. Je lui attache les mains dans le dos.
Parfois, c’est facile. Parfois, c’est plus difficile. Certains ne se laissent pas faire. Certains ne veulent pas croire qu’ils vont mourir, certains se débattent. Alors je les assomme sans bruit parce que je n’ai que vingt ans et que je suis, comme dit le capitaine, une force de la nature. Puis je les attrape soit par une manche de leur uniforme, soit par une botte, e je les tire tout doucement en rampant dans la terre à personne, comme dit le capitaine, j’attends qu’il se réveille, j’attends patiemment que l’ennemi d’en face se réveille si je l’ai assommé. Sinon, si celui que j’ai tiré dans le trou d’obus s’est laissé faire pensant me tromper, j’attends de reprendre mon souffle. J’attends que nous nous calmions tous les deux ensemble. En attendant, je lui souris à la lumière de la lune et des étoiles, pour qu’il ne s’agite pas trop. Mais quand je lui souris, je sens qu’il se demande dans sa tête : « Mais qu’est-ce qu’il veut faire de moi ? Est-ce qu’il veut me manger ? Est-ce qu’il veut me violer ? » Je suis libre d’imaginer ce que pense l’ennemi d’en face parce que je sais, j’ai compris. En observant les yeux bleus de l’ennemi, je vois souvent la peur panique de la mort, de la sauvagerie, du viol, de l’anthropophagie. Je vois dans ses yeux ce qu’on lui a dit de moi et ce qu’il a cru sans m’avoir rencontré auparavant. Je pense qu’en me voyant le regarder en souriant il se dit qu’on ne lui a pas menti, qu’avec mes dents blanches dans la nuit, avec ou sans lune, je vais le dévorer vivant, ou lui faire pire encore.2
Le terrible est quand, une fois que j’ai repris mon souffle, je déshabille l’ennemi d’en face. Quand je déboutonne le haut de son uniforme, là je vois les yeux bleus de l’ennemi s’embuer. Là je sens qu’il a peur du pire. Qu’il soit courageux ou affolé, brave ou pleutre, au moment où je déboutonne son uniforme, puis sa chemise, pour dénuder son ventre tout blanc sous le clair de lune ou sous la pluie, ou sous la neige qui tombe doucement, là je sens les yeux de l’ennemi d’en face s’éteindre un peu. Tous pareils, les grands, les petits, les gros, les courageux, les pleutres, les fiers, quand ils me voient regarder leur ventre blanc palpitant, leur regard s’éteint. Tous pareils.
Alors je me recueille un peu je pense à Mademba Diop. Et chaque fois dans ma tête je l’entends me supplier de l’égorger et je pense que j’ai été inhumain de le laisser me supplier trois fois. Je pense que cette fois-ci je serai humain, je n’attendrai pas pour achever mon ennemi d’en face qu’il me supplie trois fois. Ce que je n’ai pas fait pour mon ami, je le ferai pour mon ennemi. Par humanité.
Quand ils voient que je saisis mon coupe-coupe, les yeux bleus de l’ennemi d’en face s’éteignent définitivement. La première fois, l’ennemi d’en face m’a donné un coup de pied avant de tenter de se relever pour fuir. Depuis lors, je prends soin de ligoter les chevilles de l’ennemi d’en face. Et c’est pourquoi, dès que j’ai mon coupe-coupe dans la main droite, l’ennemi d’en face gigote comme un fou furieux, pensant pouvoir m’échapper. C’est impossible. L’ennemi d’en face devrait savoir qu’il ne peut plus m’échapper tellement ses liens sont serrés, mais il espère encore. Je le lis dans ses yeux bleus comme je l’ai lu dans les yeux noirs de Mademba Diop, l’espoir que j’abrégerai ses souffrances.
Son ventre blanc est dénudé, il se soulève et descend par saccades. L’ennemi d’en face halète et hurle soudain en grand silence grâce au bâillon bien serré par moi qui lui obstrue la bouche. Il hurle en grand silence quand je prends tout son dedans du ventre pour le mettre dehors à la pluie, au vent, à la neige ou au clair de lune. Si à ce moment-là ses yeux bleus ne s’éteignent pas à jamais, alors je m’allonge près de lui, je tourne son visage vers le mien et je le regarde mourir un peu, puis je l’égorge, proprement, humainement. La nuit tous les sangs sont noirs.3
III. (en)
When I leave the belly of the earth, I am inhuman by choice, I become a little inhuman. Not because the captain commanded me to, but because I have thought it and willed it. When I leap, shrieking, from the earth’s womb, I do not intend to kill multiple enemies from the other side, but to kill just one, in my own way, calmly, deliberately, slowly. When I emerge from the earth, my rifle in my left hand and my machete in my right, I’m not concerned about my trench-mates. I don’t know them anymore. They fall around me, faces in the soil, one by one, and I run, I shoot, and I throw myself flat on my stomach. I run, I shoot, and I crawl under the barbed wire. While shooting, I might kill an enemy by accident, without really meaning to. I might. But what I want is to fight face-to-face. That’s why I run, shoot, throw myself on my stomach and crawl, to arrive as close as possible to the enemy on the other side. In sight of their trench, I slow to a crawl, then, little by little, I stop moving almost completely. I play dead. I wait, calmly, to capture one of them. I wait until one comes out of his hole. I wait for the evening cease-fire, the moment of relief, when the shooting stops. One always comes out from a mortar-shell hole where he’s taken refuge until he can return to his trench close to dusk, when no one is shooting. Then, with my machete, I slash the backs of his knees. It’s easy, he thinks I’m dead. The enemy from the other side doesn’t see me, a corpse among corpses. Now, in his mind, I’ve come back from the dead to kill him. The enemy from the other side is so scared, he doesn’t make a sound when I slash the backs of his knees. He just crumples. So I disarm him, then I gag him. I tie his hands behind his back.
Sometimes it’s easy. Sometimes it’s more difficult. Some of them don’t give in. Some don’t want to believe that they’re going to die. Some resist. So I knock them out, silently, because I’m twenty years old and, as the captain says, a force of nature. Then I pick them up either by the sleeve of their uniform or by a boot, and I pull them very gently as I crawl into la terre à personne, “no-man’s-land,” as the captain says, between the two giant trenches, across the mortar holes, across the pools of blood. Whether it’s wind, rain, sleet, or snow, as the captain says, I wait for him to wake up, I wait patiently for the enemy from the other side to wake up if I’ve knocked him out. If I don’t have to knock him out, if the one I dragged from his mortar-shell hole has let me take him, believing he can outsmart me, I wait and catch my breath. I wait until we’re both calm. While waiting, I smile at him, in the light of the moon and the stars, so he doesn’t become too agitated. But when I smile at him, I can sense him wondering, “What does this savage want from me? Is he going to eat me? Is he going to rape me?” I am free to imagine what the enemy from the other side thinks because I know, I understand. Looking into the enemy’s blue eyes, I often see a panicked fear of death, of savagery, of rape, of cannibalism. I see in his eyes what he’s been told about me, and what he’s believed without ever seeing me. I think that in seeing me look at him, smiling, he’s telling himself that they didn’t lie to him, that with my teeth, white at night with or without a moon, I will devour him alive, or something even worse.
The terrible thing is when, once I’ve caught my breath, I undress the enemy from the other side. When I unbutton the top of his uniform, that’s when I see the enemy’s blue eyes mist up. That’s when I sense that he fears the worst. Whether he’s stoic or distraught, brave or cowardly, at the moment I unbutton the jacket of his uniform, then the shirt, to expose his belly, bright white in the moonlight or in the rain or in the softly falling snow, that’s when I catch the eyes of the enemy from the other side starting to dim. They’re all the same, the tall ones, the short ones, the fat ones, the brave ones, the cowardly ones, the proud ones, when they see me looking at their trembling white bellies, their eyes go dim. All the same.
Then I pull back a little and I think about Mademba Diop. And each time I hear him in my head begging me to slit his throat and I think that I was inhuman enough to let him beg me three times. What I didn’t do for my friend I can do for my enemy. Out of humanity.
When they see me reach for my machete, the blue eyes of the enemy from the other side extinguish themselves for good. The first time, the enemy kicked me and tried to run away. Since then, I make sure to bind the ankles of the enemy from the other side. And that’s why, as soon as I have my machete in my right hand, the enemy starts to squirm like a madman, as if he thinks he can escape. It’s impossible. The enemy from the other side must know that he can no longer escape, being so tightly bound, but still he hopes. I can read it in his blue eyes the way I read it in Mademba Diop’s black eyes, the hope that I might alleviate his suffering.
His white belly is exposed, it rises and falls in jerks. The enemy from the other side gasps and screams, now in stark silence because of the gag I’ve cinched around his mouth. He screams in stark silence when I take all the insides of his belly and put them outside in the rain, in the wind, in the snow, or in the bright moonlight. If at this moment his blue eyes don’t dim forever, then I lie down next to him, I turn his face toward mine and I watch him die a little, then I slit his throat, cleanly, humanely. At night, all blood is black.
Citations
- David Diop, Frère d’âme (Seuil, 2018), pp. 23–26
- David Diop, At Night All Blood Is Black, translated by Anna Moschovakis (Farrar, Straus & Giroux, 2020), pp. 17–22
- For a summary and analysis of Diop’s novel, especially concerning the history of the tirailleurs see this essay in Public Books. ↩
- The French played into racist stereotypes by equipping tirailleurs with machetes and fueling racist propaganda about cannibalism among Africans to intimidate German soldiers. French generals often positioned tirailleurs at the vanguard of attacks, making them the first to be seen and the first to be killed ↩
- This line furnishes the title of the prize-winning English translation. ↩